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Interdiction du niqab et équilibre des pouvoirs en Syrie

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Manifestation pour la libertŽ de port du voile islamique ˆ Tours

En juin 2010, le gouvernement syrien a pris la décision de muter les enseignantes portant le niqab dans une autre administration que l’éducation nationale. D’après une organisation de défense des droits de l’homme, la mesure concerne 1 200 personnes. Le 18 juillet 2010, le ministre de l’enseignement supérieur a annoncé que les étudiantes portant le niqab seraient exclues des cours, l’interdisant de fait au sein de l’Université. Ainsi, le gouvernement syrien lance une offensive contre le port du niqab dans le secteur éducatif, visant clairement à le prohiber.

Le gouvernement syrien justifie cette politique en mettant en avant la menace d’un renforcement de l’extrémisme religieux au sein du système éducatif. Les enseignantes et les étudiantes en cause instrumentaliseraient le niqab comme vecteur d’une vision rigoriste de l’islam qui irait à l’encontre des traditions syriennes et qui menacerait la qualité de l’enseignement. In fine, c’est l’identité laïque du pays, d’après la formule utilisée par le gouvernement lui-même, qui était menacée et qu’il fallait protéger par ces mesures d’interdiction.

Cette justification laïque du gouvernement syrien a été reprise par les grands quotidiens nationaux français comme Le Monde, Le Figaro, ou  Libération.

Un grand quotidien britannique, The Guardian, a, pour sa part, estimé que cette politique syrienne révélait une lutte interne au monde musulman, une fitna entre deux visions de l’islam.

Selon nous, expliquer la politique syrienne récente à l’égard du niqab sur le seul fondement de la laïcité est toutefois incomplet.

Attention : nous ne disons pas que cette explication laïque est fausse. Nous estimons seulement que l’on peut avancer une seconde explication à la récente inflexion gouvernementale syrienne à l’égard du niqab. Cette autre lecture, à notre connaissance, a été ignorée des commentateurs. En effet, il semble que la nouvelle politique syrienne a été analysée à travers le seul prisme des débats propres aux sociétés occidentales. Au point d’occulter les enjeux locaux pouvant spécifiquement aider à l’interpréter.

Pour nous, la seconde explication à l’interdiction du niqab est la suivante : cette dernière participe d’une stratégie du pouvoir syrien visant à préserver sa prééminence et donc, in fine, à maintenir l’équilibre des pouvoirs en Syrie.

Répétons-le, on peut parfaitement expliquer la politique syrienne récente à l’égard du niqab à travers le prisme laïc. La nature du régime syrien l’explique parfaitement.

La Syrie est un régime baasiste, à l’instar de l’ancien régime irakien de Saddam Hussein. Cela signifie que le pouvoir syrien assoit théoriquement son pouvoir sur la doctrine baasiste. Cette dernière, fixée par Michel Aflak et Salah al-Din al-Bitar, professe un nationalisme arabe socialisant. L’objectif de cette pensée est de parvenir à la création d’un Etat souverain réunissant les différentes nations arabes divisées par l’impérialisme, dans le cadre d’un système économique socialiste. Le baasisme reconnait la nécessaire prise en compte et mise en avant du fait musulman, comme révélateur et propulseur de la civilisation arabe. C’est un élément identitaire essentiel. Toutefois, l’idée est de réunir les arabes, musulmans et chrétiens, sur des bases ethniques, culturelles, linguistiques et non religieuses. Pour cette raison, les baasistes estiment que l’Etat doit être laïc.

Sur le fondement de l’idéologie baasiste, on peut donc parfaitement comprendre la justification laïque de l’interdiction du niqab. Cette explication n’est toutefois pas la seule, de notre point de vue. L’équilibre des pouvoirs peut offrir un très intéressant angle de vue pour mettre en exergue cet autre regard.

Pour bien comprendre notre idée, il faut commencer par rappeler que la Syrie est un Etat musulman à 90 % mais dont tous les citoyens ne se rattachent pas à la même école religieuse. Si 78% des musulmans syriens sont sunnites, les alaouites, druzes, ismaéliens et chiites composent les 22 % restants de la communauté musulmane.

Parmi les musulmans syriens doctrinalement minoritaires, il faut mettre en avant les alaouites, qui représentent environ 10 % de la population totale de Syrie.

En effet, depuis le 13 novembre 1970 et le coup d’Etat du général Hafez El Assad, ce sont les alaouites qui détiennent le pouvoir politique en Syrie. La mort du Président El Assad en 2000 n’a pas mis fin à  cette domination puisque c’est son fils, Bachar El Assad, qui préside aux destinées de la Syrie depuis cette date.

Après avoir pris le pouvoir au nom du baasisme, Hafez El Assad a rapidement révélé sa volonté de gouverner seul et de transmettre le pouvoir à ses descendants, Bassel El Assad puis, suite à son décès accidentel, Bachar El Assad. Alaouite, Hafez El Assad a vite compris que le moyen d’asseoir et de perpétuer son pouvoir était d’associer très étroitement la communauté alaouite à son exercice. C’est ainsi que les principaux dignitaires du régime sont alaouites, ainsi que les principales puissances économiques. Il est tout à fait essentiel d’avoir à l’esprit cette dimension communautaire du régime syrien : ce dernier repose fondamentalement sur la minorité alaouite. La logique clanique règne, avec cette particularité que le clan politiquement dominant est minoritaire démographiquement.

Mutatis mutandis, on peut établir un parallèle avec la situation irakienne, où la minorité sunnite a très longtemps gouvernée la majorité chiite.

La grande hantise du pouvoir des El Assad et des alaouites est d’assister à la montée en puissance des revendications sunnites quant à l’exercice du pouvoir. Leur poids démographique donnerait aux sunnites une influence politique majeure que la domination alaouite a totalement occultée. Les alaouites craignent donc, comme en Irak, que la majorité religieuse, prenant conscience de sa force, ne finisse par réclamer une meilleure association au pouvoir, sinon le pouvoir lui-même.

Pour tenter d’effacer ces clivages religieux, le régime baasiste met en avant la doctrine qui a légitimée son arrivée au pouvoir, en insistant sur la laïcité de l’Etat. De même, Bachar El Assad a épousé une sunnite, pour le symbole d’une nation unie.

Ces éléments ne permettent pas toutefois de dissimuler la réalité d’un pouvoir syrien qui revient de fait à la communauté alaouite, minorité religieuse qui craint un réveil sunnite pouvant déboucher sur des revendications politiques.

C’est dans cette perspective que l’on peut placer maintenant la récente interdiction du niqab.

On le sait, le niqab est avant tout un symbole sunnite. La recrudescence du port du niqab peut donc être interprétée par le pouvoir alaouite comme un réveil religieux sunnite, une volonté des sunnites de mettre en avant la force de leur foi et, par là, de leur communauté, par un renforcement de la pratique religieuse.

Le réveil religieux de la communauté sunnite, sa volonté de manifester et exalter sa foi sont autant de menaces pour le pouvoir alaouite. Une communauté sunnite atone, aphone lui permettait de perpétuer sa domination. Mais si les sunnites, largement majoritaires démographiquement, commencent à s’autonomiser religieusement, le risque mortel qui peut en découler est la formation de revendications politiques remettant en cause le monopole alaouite quant à l’exercice du pouvoir. Comment la minorité alaouite pourrait-elle s’y opposer par la force ? Elle serait nécessairement balayée sous le nombre.

L’interdiction du niqab peut donc être interprétée, à côté de l’explication laïque, comme une manière d’empêcher la communauté sunnite de mettre en avant un renforcement de sa pratique religieuse, ce renforcement religieux pouvant se prolonger par des revendications politiques menaçantes pour le pouvoir.

Al-Saffâh

crédit photo: flickr

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